Textes
Nishioka Tsuneo Sensei
Une équation : l’Arme et le Corps 
Par Gilles Tache Menkyo-Kaiden SMR

Pascal Krieger Sensei
Dans la plupart des arts martiaux, l’union des éléments est un prérequis nécessaire et indispensable à leurs efficacités. Quelque soit celui choisi par le pratiquant, réunir tous les composants nécessaires à la réalisation d’un mouvement (déplacement, attaque, esquive ...) est la seule façon de parvenir à la réussite de son action. Que ce soit avec une arme, avec ses mains ou avec ses pieds, la problématique reste la même : être efficace. Dissocier les composants les uns des autres, entraîne inéluctablement un échec du geste, de la technique exécutée et donc de l’effet souhaité.  
Dans une pratique sans armes comme l’Aïkidô, l’union 合des énergies 気 est l’essence même de cette discipline : unir son énergie personnelle et le reste de son corps au travers du HARA, et unir son énergie à celle de son partenaire pour ne faire qu’un. (Je reviendrai plus loin sur la notion de HARA ...) 
Dans une pratique avec armes comme le Jôdô, intégrer l’arme (Jo) comme une partie de son corps n’est pas une chose facile au début de son apprentissage. Cet objet en bois d’une longueur conséquente, a beaucoup de mal à devenir le prolongement naturel de ses bras. Pour y parvenir, des heures d’entraînements seront nécessaires et la pratique des Kihons Tandoku sera un support irremplaçable. 
Je pourrais multiplier les exemples avec ou sans armes, mais dans cet exposé nous étudierons la problématique de l’équation 1+1=1 dans le cadre de la pratique du JÔDÔ SMR. 

Tiki Shewan Sensei
Vicente Borondo Sensei
Le TE NO UCHI 手の内  
 
Commençons par le début. Pour unir l’arme à notre corps, il faut une saisie. Cette saisie, appelée TE (main) no UCHI (intérieur), reste essentielle et doit donc être parfaitement comprise. Ce n’est pas souvent le cas chez le pratiquant qui débute car il n’en comprend pas encore l’importance. Comme aime à le rappeler Pascal Krieger Shihan, « Plus tard il s’apercevra que c’est l’élément de base prépondérant pour que tout le reste se passe bien ». 
Deux types de Te no Uchi sont utilisés dans la pratique du JÔDÔ SMR : Honte Uchi et Gyakute Uchi. La première saisie est utilisée pour couper (Kirite 切手), la seconde pour frapper (Uchite 打手). Comme on le constate, ces deux actions ne sont pas les mêmes et donc nécessitent deux saisies totalement différentes. Le rôle de l’enseignant sera alors de prendre le temps de bien expliquer la construction de chacune d’elles et de bien insister sur la compréhension de cette différence. Les corrections devront ensuite être faites sans relâche et ce, jusqu’à une totale intégration par le débutant de ces deux types de saisies. Être obligé d’y revenir plus tard dans la progression serait un frein à celle-ci ... et ça il le comprendra vite : on ne peut couper avec une main qui « frappe » comme on ne peut pas frapper avec une main qui « coupe ». 
Encore une fois, bien comprendre leur différence et ensuite intégrer dans le corps ces deux constructions du Te no Uchi, est une partie essentielle dans l’étude et la pratique du JÔDÔ. Et c’est aussi le premier pas dans la réussite de l’union de l’arme avec son corps. 

Gilles Tache Sensei
Loris Petris
Expressions personnelles
Le HARA 腹 et le SEIKA TANDEN 臍下 丹田 
 
En japonais, Hara signifie « le ventre » et Seika Tanden étant une zone se situant un peu sous le nombril, est considéré la plupart du temps comme le centre de gravité du corps et l’on peut ainsi dire que c’est le lieu de convergence des énergies. A chaque mouvement correspond donc un déplacement de ce centre de gravité et maintenir l’harmonie de toutes les parties du corps, pendant le mouvement, permet d’avoir un équilibre stable. Cette stabilité est une valeur sûre qui permettra au pratiquant, le choix de son déplacement (en avant, en arrière, sur le côté). Toutes ces choses paraissent évidentes à la lecture, pourtant nombreux sont encore ceux qui rencontrent des difficultés de déplacement dès que le bokken accélère, se retrouvant ainsi souvent sous sa coupe.  
Revenons un instant sur l’importance du Hara …. Dans notre quotidien, le ventre est considéré comme le centre de la digestion. Mais lorsque l’on fait quelques recherches sur cette zone, c’est d’un second « cerveau » dont il est question : des chercheurs y ont découvert la présence de neurones, les cellules cérébrales. Plusieurs courants de pensées et autres pratiques spirituelles lui attribuent une véritable importance énergétique, un véhicule (passage) de l’intérieur vers l’extérieur. C’est cette notion qui nous intéresse ici. C’est donc par ce canal que l’on doit ressentir l’énergie et c’est par ce canal que l’on doit la transmettre à l’arme. Toute la puissance des coupes et coups d’estoc ne devra pas venir de la force des bras mais bien de l’énergie du Hara concentrée et mobilisée par l’utilisation du KIAI au moment de la coupe. 
Ainsi le schéma de notre équation s’installe : l’énergie du corps est expulsée au niveau du Hara et transmise à l’arme par le Te no Uchi. Les mains deviennent alors « le chaînon qui nous lie au corps étranger (un adversaire, une arme). PK ». 
On pourrait développer à l’infini la notion de HARA tant son importance au Japon est grande, et plus particulièrement dans la pratique des arts martiaux. Il n’est pas simplement considéré comme un carrefour énergétique et encore moins comme une simple région anatomique. C’est quelque chose de plus fort, c’est un Art : l’art du ventre (HARAGEI 腹芸). Cette notion regroupe alors toutes les notions fondamentales du Budô comme le Ki/Kokyu/Seika Tanden : le Ki transporté par le Kokyu jusqu’au Seika Tanden. Aussi, de la même façon que l’on doit répéter inlassablement les Kihons Tandoku, dans les entraînements l’accent doit être mis également sur le ressenti et le travail du Hara. Cet apprentissage essentiel viendra s’ajouter à celui du Te no Uchi pour permettre la réussite de l’équation 1+1=1. 

L’équation 
 
D’un côté le moteur, l’énergie, la puissance latente et de l’autre l’outil, l’arme prête à entrer en action. Le lien entre les deux, les mains sur le JO et le Te no Uchi. Ses dernières, tenant le Jo, doivent trouver leur place dans le prolongement du Seika Tanden, c’est-à-dire légèrement sous le nombril. Il faut éviter impérativement un positionnement plus bas au niveau du bassin. Plusieurs raisons à cela. D’une part le Seika Tanden et l’arme ne seraient plus alignés et d’autre part, il apparaîtrait une cassure des poignets qui positionnerait presque à 90°, l’arme par rapport au corps. Cette rupture de l’axe corps-arme ramènerait notre équation à 1+1=0 ! 
Positionner la main gauche, si l’on est en Honte ni kamae, au même niveau que le Seika Tanden et décollée du corps vers l’avant d’environ l’espace de 2 mains est le meilleur moyen de créer un lien et une continuité entre le corps et l’arme et ceci afin de permettre au mieux les circulations d’énergie et d’intention. 
Le support des mains que sont les bras, devra adopter un relâchement musculaire et un déverrouillage des coudes. La détente musculaire, dans la période qui précède une action, est un état que l’on doit rechercher et obtenir à tout prix. Libérer toutes les tensions inutiles au niveau des épaules, des coudes et des mains va alors permettre à l’ensemble du corps d’être prêt « ici et maintenant ». Voilà encore une notion terriblement importante dans la pratique du Budô : Ichi Go Ichi Ei 一期一会 . Être totalement présent physiquement et mentalement pour faire face à toute situation, et pour cela, la liberté doit s’emparer du corps. Elle doit s’emparer du mental bien sûr, pour être ainsi disponible à la réflexion et pour la décision qui en découle, mais elle doit surtout s’emparer du corps. Ressentir une liberté de mouvement, une disponibilité dans les déplacements, un effacement de toutes les tensions inutiles, tout cela va procurer un sentiment de calme et de sérénité nécessaire à la mise en œuvre réussie d’une éventuelle attaque ou esquive. Une union sacrée doit s’installer au sein du système musculo-squelettique, union où le relâchement et la tonicité doivent trouver le juste équilibre.  
Revenons un instant sur les mains et leur rôle de lien entre le corps et l’arme. Nous avons défini leur position par rapport au corps, et plus précisément par rapport au Seika Tanden, leurs saisies correspondent à Honte ni kamae ou à Gyakute ni kamae, mais pour conserver l’esprit de liberté décrit plus haut, intéressons-nous plus précisément aux doigts. Serrer fort tous les doigts, aurait pour effet de créer un point de blocage sur toute la saisie et par répercussion, sur les avant-bras vers les épaules. Pour remédier à cela, il faut dissocier les doigts dits de la Force et les doigts dits du Mouvement. Paradoxalement, les doigts de la force sont les plus petits, ce sont l’annulaire et l’auriculaire. Ce sont eux qui par leur contraction vont non seulement créer le point fixe de la saisie mais également déclencher l’action de couper avec l’arme (Jo ou sabre). Les doigts restants, soit le majeur, l’index et le pouce ont plutôt une action de guidage et pourront relâcher leur étreinte si c’est nécessaire, au cours du mouvement de l’arme. 
 
L’équation 1+1=1 semble résolue.  

Que conclure ? 
 
Que les mathématiques ne sont pas ma spécialité car j’affirme que 1+1=1 ! et pourtant il y a de nombreuses situations où cette aberration algébrique devient une évidence. Dans la construction d’une famille, par exemple, n’est-il pas primordial que les parents ne fassent qu’UN pour que l’harmonie et la stabilité perdure dans le temps ... 
Pour terminer cette réflexion sur le corps et l’arme, prenons un moment pour réfléchir sur le lien virtuel qui les unit. La réussite de la mise en application de cette équation passe inéluctablement par la non-rupture de ce lien et par la prise de conscience de « rester centrer ».  
Que veut dire « rester centrer » ? Que les mains ne doivent pas quitter pas l’axe central du corps. Cela signifie que le déplacement du corps doit s’harmoniser avec l’arme à chacun de ses mouvements. Que ce n’est pas l’arme qui s’adapte au corps mais le corps qui doit s’adapter au déplacement de l’arme. Une préparation est souvent nécessaire par un mouvement de rotation du bassin pendant lequel les mains ne quitteront pas l’axe central du corps avant que celles-ci ne délivrent leur coupe, coup d’estoc ou parade. Et comme je le dis souvent, « faites chez vous (on the spot – sur place) tout ce que vous pouvez faire avant d’amorcer un déplacement ». La réussite du geste dépendra aussi de l’application d’une règle d’or dans le maniement des armes : Ki Ken Tai Ichi 気剣体一. Unir le corps et l’arme dans la même énergie pour arriver ensemble sur la cible, sain et sauf car protégé derrière son arme. Cette situation ne sera possible entre autres, que si l’arme ne se dissocie pas du corps, et ne crée pas un retard de déplacement de l’un ou de l’autre. A chaque mouvement du bassin doit correspondre un déplacement des mains pour garder ces dernières placées dans l’axe du corps et ainsi maintenir en fonction le lien virtuel : Te no Uchi - Hara.