Note Liminaire et Avertissement concernant la Rubrique « Expressions Personnelles »
La présente rubrique « Expressions Personnelles » regroupe différentes contributions personnelles, qui proviennent de membres de Gi-Yô-Shin Dôjô.
Afin d’éviter tout risque d’amalgame, cette rubrique spécifique est volontairement présentée à part des textes « de fond » traitant de nos disciplines martiales (Nishioka Tsuneo Sensei, Pascal Krieger Sensei), ainsi que de toutes les autres rubriques « collectives » présentes sur notre site de Gi-Yô-Shin Dôjô.
Il s’agit bien ici d’une sorte de « Tribune libre », permettant à un membre de Gi-Yô-Shin Dôjô de
« partager » sur un sujet particulier qui lui tient à coeur, en lien avec nos disciplines.
Ce partage-plaisir pourra alors prendre toutes sortes de formes écrites, essai, réflexion, retour d’expérience personnelle, poème, haiku, dessin humoristique, etc.
Chaque contribution personnelle n’engage ainsi que son auteur.
Thème pour la Saison de Budō 2023-24 Gi-Yô-Shin Dōjō
Jean-Claude, septembre 2023
« Rien de trop » (Médên agan) aurait été gravé sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes au cours du IVème siècle avant notre ère, ainsi d’ailleurs qu’une autre maxime encore plus célèbre « Connais-toi toi-même » ; deux messages concentrés de sagesse des Anciens.
Dans la Grèce antique, une vie humaine devait pouvoir s’accorder avec le monde et être en harmonie avec le bon ordre de la nature pour être réussie. La démesure (hybris) comme excès représentait alors pour l’homme l’un des principaux travers à éviter.
Plus généralement, l’excès peut être présent dans les deux tendances opposées du « en plus » (le surplus) et du « en moins » (le manque, le défaut, l’insuffisant).
Création originale de Pascal Krieger Sensei. CHŪ, (le centre, le milieu) pour le grand Kanji, SUKUNASHI (pas peu) à droite en plus petit, SUGINASHI (pas trop) à gauche en plus petit.
Il apparaît ainsi le sens d’une voie médiane, d’un juste milieu, entre le ni trop et le ni trop peu, d’où découle l’idée directrice d’observer la mesure en toutes choses, conceptions que l’on trouve déclinées dans les différentes cultures occidentales et orientales – modération et sobriété de rigueur.
Tout excès dépasse la juste mesure.
Cette juste mesure, c’est la recherche d’un équilibre délicat, qui ne peut être obtenu qu’en réduisant systématiquement et inlassablement les écarts qui apparaissent de part et d’autre de cette médiane.
Il ne s’agit pas ici de rechercher simplement une moyenne à atteindre, tiède ou neutre, mais bien d’un chemin personnel exigeant, visant une sorte de pic d’excellence, un équilibre entre deux versants, le défaut et l’excès. 1
Dans cette recherche on rejoint celle de l’harmonie, notion souvent utilisée en Budō – Être en harmonie avec soi-même, avec l’autre, avec son environnement, avec le monde.
Concrètement, avec ce thème en fil conducteur pour notre saison de Budō, je propose simplement de croiser cet enseignement de la sagesse antique occidentale avec les essentiels de nos pratiques martiales orientales. Ce regard croisé apporte ainsi un nouvel éclairage à nos concepts classiques du Budô et à leur mise en pratique.
Ci-après quelques sujets qui se prêtent à l’étude et la pratique de « Rien de trop » et de la recherche de la juste mesure.
. Dépouiller chaque mouvement martial, enlever le superflu, tout en conservant l’essentiel.
Un long travail personnel de dépouillement de la gestuelle permet de s’approcher d’une forme d’élégance voire d’harmonie (versant Dō), et parallèlement souvent d’une forme d’efficacité (versant Jutsu).
. Optimiser sa dépense d’énergie (musculaire et mentale) en face de l’efficience d’un mouvement – Sei Ryoku Zen Yō.
La recherche de l’effort juste, qui utilise un minimum d’énergie afin de réaliser un mouvement précis, réclame une coordination optimum, une unification corps/esprit, et des heures d’entraînement.
. Transmettre un nouveau Kata, pour les enseignants – Le Kata et rien que le Kata, Kata ni shitagau.
Chercher à transmettre une forme « vide », en se retenant d’y ajouter ses propres interprétations et envies. Mais ici aussi, l’autre travers du trop peu doit être évité pour la transmission d’une forme juste ; le nécessaire doit y être entièrement présent.
. Jouer correctement son rôle, de Shidachi et/ou de Uchidachi.
D’abord trouver sa place. Savoir y rester un temps nécessaire et suffisant. Ensuite, et par analogie avec un acteur, bien connaître son texte, et pour Uchidachi celui de son partenaire également. Puis, jouer sincèrement et pleinement le rôle endossé, sans déborder, ni dans la gestuelle, ni dans les émotions.
. Découvrir et ressentir la juste distance avec l’autre – Ma-ai.
En exemple illustré hors Budō, un conte sibérien raconte le dilemme de deux hérissons, exposés au froid et au vent glacé, qui met en relief l’utilité de trouver un juste milieu entre trop et trop peu de proximité avec l’autre.
. Saisir le temps juste, pour intervenir face une attaque.
Choisir le moment opportun, ce moment décisif et irréversible pour bouger, le fameux kairos. C’est, ici et maintenant, la juste mesure appliquée au temps, entre trop tôt et trop tard.
. Prendre des risques raisonnés.
La Vie est risquée, chacun peut le constater au quotidien.
Si l’on choisit de pratiquer une discipline martiale comme le Jō, dans laquelle les deux versants Dō et Jutsu sont imbriqués, les notions de danger et de risque sont de fait omniprésentes. Aussi, pour un apprentissage lucide, les prises de risque sont indispensables. Elles sont révélatrices et permettent, par le biais de mises en situation variées, de développer une forme de courage face au danger, et de grandir en confiance.
Les excès sont bien évidemment à éviter. Prudence !
La témérité, c’est trop de prise de risque, et probablement des blessures à venir.
Les risques proposés doivent donc être « raisonnables » et les techniques toujours adaptées au niveau des pratiquants.
. Se confronter et apprivoiser ses affects (émotions et sentiments).
Ne pas se laisser déborder par ses émotions et ses sentiments. Durant les entraînements bien sûr, mais également et particulièrement lors de diverses mises en situation qui proposent de sortir de sa zone de confort (Embu, Shiken, etc.). Cette recherche d’une forme d’équanimité en situation délibérément stressante relève d’un long travail personnel de confrontation et d’apprivoisement de ses affects.
. Connaître ses besoins – Ware-tada-taru (wo)-shiru.
Ces paroles de modération, de simplicité et de sobriété semblent bienvenues en contrepoids de notre monde d’aujourd’hui dans lequel le trop est souvent perçu comme tout juste suffisant, et le suffisant souvent perçu comme insuffisant.
. Croiser « Rien de trop » et la recherche de la juste mesure avec chacun des grands concepts classiques en Jō, Mokuso, Rei, Kihon, Kata, Ukeru, Te no Uchi, Kamae, Shi-sei, Sei-chū-sen, Me-tsuke, Ma-ai, Sun-dome, Ha-suji, Ri-ai, Aruki-kata, Tai-sabaki, Jun-jo, Sei to dō, Ki-ai, Ki-ken-tai-ichi, Zan-shin, Ko-kyū-hō, Ki-musubi, Is-shin, Mu-ga-Mu-shin, Yo-yū, Hyō-shi, Kō-bō-Ichi, Nin-gi-rei-chi-shin, Kata ni shitagau, etc.
A chacun donc de s’approprier cette courte maxime « Rien de trop » dont la richesse et les implications ouvrent une multitude de champs d’application pour notre étude et notre pratique martiale.
1 « De là vient notre habitude de dire en parlant des œuvres bien réussies, qu’il est impossible d’y rien retrancher ni d’y rien ajouter, voulant signifier par-là que l’excès et le défaut détruisent la perfection, tandis que la médiété la préserve » Aristote, Ethique à Nicomaque.